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TRANS-PAYSAGE

Il existe sur terre des lieux où l’on retrouve une certaine forme de chez soi, parfois même bien plus que chez nous. Anne Commet arpente et part à la rencontre de cet environnement familier, presque toujours le même, près de la mer Méditerranée. Ce maquis, elle le connaît par cœur ; chaque fleur, chaque arbre, chaque pierre, comme on connaît des membres de sa famille.
Elle les retrouve, les écoute, les filme, les photographie, et parfois même s’inquiète pour leur devenir. Dans l’intérieur de ces lieux était un souffle, un paysage qui vit, et cela, l’artiste s’en imprègne, ressent chaque ramure, chaque ramification, puis tire le portrait de ces sensations sur des toiles au format vertical.

Dans ses peintures il y a des couleurs, des heures à chercher la bonne pour que l’on ressente, les contrastes, le vent, les oiseaux, les fleurs ou La Douceur des branches... Chaque teinte et chaque œuvre correspondent à la réminiscence d’un instant vécu. Pour nous trans-mettre, Anne Commet utilise une méthode de trans-fert. Ce qui entraîne une perte de matière qui se remet au hasard (comme une mémoire jamais assez efficace), et une trace qui s’accroche (comme le souvenir qui persiste). Ainsi, il y résonne toujours un mouvement infime, une vibration organique, comme au centre de la terre.

L’artiste travaille toujours au sol et sur toile libre pour ne pas limiter l’infini. Elle passe des journées à marcher, à traverser ces lieux, se promener jusqu’à presque fusionner avec ce qui l’entoure. Autour d’elle, il y a son paysage, au loin, il y a la mer et la mer n’a de fond que le centre de la terre. Ce noyau brûlant, cette trans-cendance.

Si les fleurs ne sont pas que belles, c’est qu’il faut aller voir plus loin. Que font résonner à l’intérieur leurs pétales dont le blanc éléctrise les images ? Anne Commet invoque le paysage pour ce qu’il fait transpirer chez nous de vivant, et nous invite à l’approcher avec une réceptibilité sensorielle, à s’y immerger. Toutes les métaphores de nos vécus sont inscrites dans un bourgeon, une fleur, une cicatrice. Le paysage, la manière dont il vit, dont il meurt, dont il se reconstruit, nous met face à nos propres racines, à nos propres épines, à notre propre sève, et nous en dit beaucoup sur nos propres existences, qui portent parfois le nom d’Immortelles.


Pauline Faivre
Texte de l’exposition Native Vol. II VEGETAL
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ESPRIT DU LIEU
Le paysage, réalité perçue, est construit par l’esprit de celle ou celui qui l’observe. Les œuvres d’Anne Commet ne se détournent pas du réel, elles en proposent juste une vision plus synthétique. Issues de déambulations dans la nature, ces peintures proposent un portrait abstrait et topographique des sols arpentés. Le fait pictural, ainsi débarrassé des oripeaux de la représentation mimétique, opère un passage de l’optique à l’haptique. Plus que la vue, c’est la sensation générale du paysage qui est couchée sur la toile : le geste prend source dans la région souterraine d’un être-au-lieu. Répétée, la contemplation du lieu fixe une image rétinienne qui se traduit en un monochrome coloré indéfini, semblable aux phosphènes qui persistent dans l'œil saturé après un trop-plein de soleil. Les formes elles-mêmes se distinguent entre chien et loup dans cette impression synesthésique. Sons, couleurs, atmosphères : le paysage est réduit à l’immatériel. Dans cette recherche de l’inframince, c’est l’artiste qui fait le lien entre les changements de la nature - mue par un principe insufflant son mouvement à chaque élément -, en en proposant une vision organiciste qui crée une unité au sein de la multiplication des perceptions. Le long des fleuves, au fond des bois, les genii loci insufflent des images mentales à l’artiste-promeneuse.

Condensé sur la toile, le paysage n’en est pas pour autant limité. Aucun cadre ne vient border la peinture comme une carte postale qui enfermerait un panorama. Tendue sur châssis seulement après être travaillée, la toile prolonge le motif sur ses tranches. Pour ce faire, Anne Commet développe un procédé technique de monotypes où l’acrylique, travaillée et modelée dans le frais sur la feuille de PVC, sert de tampon unique à la toile libre. Le all-over nie la hiérarchie d’un premier et d’un second plan, d’un sujet principal et de détails annexes car le territoire n’a pas de frontières. Il est nébuleux comme le passage de l’atmosphère à la biosphère, du jour à la nuit. Les respirations laissées par le transfert donnent aussi à cette peinture un aspect lapidaire, comme des lambeaux de mémoire ou le limon d’un fleuve après son retrait. Dans cette peinture de la trace, importe la réintégration de l'histoire dans l’histoire naturelle, sous une forme parcellaire et stratifiée. La relation à la nature qui en résulte est dès lors empreinte d’empathie, visant à cartographier l’expérience vécue dans des lieux familiers. Justement, la préférence est donnée au format vertical - inhabituel dans le genre paysager - qui retrace l’appréhension du lieu dans la progression de la marche. En travaillant au sol sur le support lâche, l’artiste aménage son territoire. Elle marche sur sa peinture comme elle marche sur la route.

Dans son ouvrage sur Baudelaire, Walter Benjamin analyse l’ « andante », le pas du flâneur et plus encore celui du chiffonnier, qui est « saccadé » : la marche va à sauts et à gambades, en lignes droites, par à-coups ou allées et venues. Elle enregistre l’ensemble des phénomènes immatériels pour les figer dans une empreinte visuelle, comme un sismographe captant l’imperceptible. À défaut d’une magistralité du geste pictural, c’est l’idée du temps qui est opérante, visant à faire surgir l’impression latente. Dans cette empreinte, il est autant question d’absence que de présence, en ce que l’image apparaît en perdant un peu d’elle-même. Cette ressemblance par contact - pour paraphraser un titre de Georges Didi-Huberman - se définit par un transfert imparfait de l’image, sujet à une part d’accident et de hasard. La toile de coton épaisse absorbe l’acrylique et se plie, se déforme, se marque avant de recréer par des méandres secrets le paysage perçu. On ne voit donc pas le paysage, on le revoit.

Elora Weill-Engerer
Critique d’art et commissaire d’exposition
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GENII LOCI

The landscape, perceived reality, is constructed by the mind of the one who observes it. The works of Anne Commet do not turn away from reality, they just propose a more synthetic vision of it. Resulting from wanderings in the nature, these paintings propose an abstract and topographic portrait of the surveyed grounds. The pictorial fact, thus freed from the ornaments of the mimetic representation, operates a passage from the optical to the haptic. More than the sight, it is the general feeling of the landscape which is laid down on the canvas: the gesture takes source in the subterranean region of a being-in-place. Repeatedly, the contemplation of the place fixes a retinal image that translates into an indefinite colored monochrome, similar to the phosphenes that persist in the saturated eye after an overflow of sun. The forms themselves distinguish themselves between dog and wolf in this synesthetic impression. Sounds, colors, atmospheres: the landscape is reduced to the immaterial. In this search for the infra-thin, it is the artist who makes the link between the changes of nature - moved by a principle that breathes its movement into each element -, by proposing an organicist vision that creates a unity within the multiplication of perceptions. Along the rivers, in the depths of the woods, the genii loci breathe mental images into the artist-wanderer.

Condensed on the canvas, the landscape is not limited. No frame comes to border the painting like a postcard which would enclose a panorama. Stretched on a frame only after being worked, the canvas extends the motif on its edges. To do this, Anne Commet develops a technical process of monotypes where the acrylic, worked and modeled in the freshness on the sheet of PVC, serves as a unique stamp to the free canvas. The all-over denies the hierarchy of a foreground and a background, of a main subject and secondary details because the territory has no borders. It is nebulous like the passage from the atmosphere to the biosphere, from day to night. The breaths left by the transfer also give this painting a lapidary aspect, like shreds of memory or the silt of a river after its withdrawal. In this painting of the trace, it is important to reintegrate history into natural history, in a fragmented and stratified form. The resulting relationship to nature is therefore marked by empathy, aiming to map the experience lived in familiar places. Precisely, preference is given to the vertical format - unusual in the landscape genre - which traces the apprehension of the place in the progression of the walk. By working on the ground on the loose support, the artist develops her territory. She walks on her painting as she walks on the road.

In his work on Baudelaire, Walter Benjamin analyzes the «andante», the step of the wanderer and even more that of the ragpicker, which is «jerky»: the walk goes in leaps and bounds, in straight lines, by jerks or comings and goings. It records the whole of the immaterial phenomena to freeze them in a visual print, like a seismograph capturing the imperceptible. In the absence of a mastery of the pictorial gesture, it is the idea of time that is operative, aiming to make the latent impression emerge. In this imprint, it is as much a question of absence as of presence, in that the image appears by losing a little of itself. This resemblance by contact - to paraphrase a title of Georges Didi-Huberman - is defined by an imperfect transfer of the image, subject to a share of accident and chance. The thick cotton canvas absorbs the acrylic and bends, deforms, and marks itself before recreating the perceived landscape through secret meanders. One does not see the landscape, one sees it again.

Elora Weill-Engerer
Art critic and curator

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UNE PEINTURE, MÉMOIRE DE SENSATIONS VÉCUES
L’expérience de la marche au contact des éléments naturels guide la pratique artistique d’Anne Commet. Elle revient sur différents lieux qu’elle connait afin de les redécouvrir toujours autrement. Elle garde en mémoire des impressions, des couleurs, des atmosphères fugaces qu’elle traduit ensuite dans ses œuvres de différents médiums.

L’artiste travaille par empreinte, recouvrement, superposition, couches successives, pour faire apparaître des nuances colorées, des textures et nous inviter à nous immerger dans un espace lumineux. Travaillant au sol, elle s’engage physiquement dans sa toile. Celle-ci se transforme, prend des marques et des plis qui se révèlent une fois marouflée sur châssis. Sa technique picturale est à la fois maîtrisée et laisse place au hasard. Son support, souvent vertical, devient un terrain d’extraction et de révélation des images qui sont encore en mémoire. Sa technique par contact, impression et interaction avec la matière fait écho à sa quête de faire émerger des traces de ces rencontres lors de ses flâneries.

Des lignes dans sa série Blossom suggèrent des troncs, des architectures. Certaines peintures produisent des radiations colorées, nous éblouissent parfois telles qu’elles garderaient en elles une image rétinienne d’un phénomène perçu. Ses toiles Les immortelles présentent des intensités colorées et ont pour origine des fleurs aux couleurs éclatantes, observées par l’artiste. La matière en se retirant laisse la place à une autre intensité colorée.

Dans ses peintures, Anne Commet condense l’expérience temporelle d’un lieu parcouru et ses sensations au contact des éléments. Chacune témoigne d’un moment et d’un lieu précis, d’une rencontre intense et marquante.

Récemment, le transfert photographique sur papier l’amène à développer les mêmes questionnements sur notre rapport au paysage, vecteur de mémoire et de transmission. Par plusieurs contacts, une image résiduelle se dévoile. Celle-ci se construit au fur et à mesure de l’usure du rhodoïd. La blancheur, les grains du papier, convoquent un souvenir, fragile, qui résiste en nous.

Ses œuvres incarnent des ambivalences, harmonie / disharmonie, éphémère / durable, luminosité / obscurité. Une alchimie s’opère dans sa fabrique de la peinture et de l’image.

Ses travaux en cours à partir de son attention à la Reine Jeanne, crique sauvage de la forêt de Brégançon, un milieu qui fut dévasté par le feu, témoignent du temps pour qu’un écosystème puisse se reconstruire. Refaire surface, son installation composée de peintures, transferts et captations sonores, constitue un chapitre de cette histoire dont elle rend compte de manière sensible. Ce projet ouvre des réflexions sur des milieux fragilisés et sur l’urgence d’un équilibre à retrouver entre l’Homme et la Nature.

Ainsi, l’ensemble des œuvres d’Anne Commet transmet un tissu de relation avec le vivant et la mémoire de moments intimes, qui peuvent rappeler des histoires collectives de territoire.  Le paysage nous amène à songer au temps et à nos manières de vivre et d’habiter. Ses peintures et images renvoient à des collectes, des cueillettes d’instants, d’étonnements et de contemplations. Nos découvertes, observations de tout ce qui constitue ces paysages laissent des traces dans notre mémoire. Ceci se révèle dans les travaux de l’artiste, qui racontent une histoire de lieux parcourus encore à venir

Pauline Lisowski -
Critique d’art et commissaire d’exposition
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Depuis l’enfance, Anne Commet nourrit une fascination pour une nature qu’elle arpente régulièrement, et dont elle fait le thème central de son œuvre. Thème lyrique inépuisable, le paysage est pour elle à la fois le lieu de ‘l’impermanence’ et celui de la ‘pérennité’.

Son œuvre, Smoke on the water, en est un exemple éloquent : après l’incendie ayant dévasté la Reine Jeanne, cette crique située en face de l’île de Porquerolles, il ne reste du paysage que l’immuabilité d’une mer intacte. Du reste, des branches calcinées, dégarnies, se dégagent de cette immensité bleue. Bientôt, les arbres reverdiront et les cendres disparaitront. Mais c’est ‘l’impermanence’, le caractère altérable - du fait de l’action de l’homme notamment - qui est ici surtout représenté. Dans sa vidéo muette de la crique, Anne Commet souligne le poids du silence après la tempête, celui de l’instant suspendu et du calme froid faisant suite au drame. Son œuvre abstraite associant acrylique et transferts photomécaniques abonde en ce sens : le bleu y occupe la totalité de la toile, et seules des traces noires, qu’on apparenterait volontiers à la cendre, s’en dégagent. L’ensemble coloré ne traduit plus alors que l’essence du ressentiment face à un paysage fragilisé, interpellant assurément sur notre rapport au vivant.


Emmanuelle Noyant
Art Absolument, octobre 2019

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Since childhood, Anne Commet has had a fascination for nature that she has regularly explored and made the central theme of her work. An inexhaustible lyrical theme, the landscape is for her both the place of ‘impermanence’ and that of ‘sustainability’.

Her work, Smoke on the water, is an eloquent example: after the fire that devastated the Reine Jeanne, that cove opposite Porquerolles Island, only the immutability of an intact sea remains in the landscape. Moreover, charred, bald branches emerge from this blue immensity. Soon, the trees will turn green again and the ashes will disappear. But it is ‘impermanence’, the alterability - due to human action in particular - that is mainly represented here. In her silent video of the creek, Anne Commet highlights the weight of silence after the storm, the weight of the suspended moment and the cold calm following the tragedy. Her abstract work combining acrylic and photomechanical transfers abounds in this sense: blue occupies the entire canvas, and only black traces, which would gladly be likened to ashes, emerge. The colourful ensemble reflects only the essence of ressentiment in the face of a fragile landscape, undoubtedly challenging our relationship to life.


Emmanuelle Noyant
Art Absolument, octobre 2019
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ANATOMIE DU PAYSAGE
Représenter le paysage est une façon de retranscrire à la fois l’impermanence, la fragilité et la pérennité de la nature. C’est cette dualité que raconte également Lars Van Trier dans son film ‘Melancholia’. Il nous montre le spectacle merveilleux et fascinant d’une végétation omniprésente alors que l’approche d’une gigantesque planète présage la destruction de la Terre.
Le mode opératoire est toujours le même : faire l’expérience du paysage en arpentant des lieux familiers à des moments précis, les observer de façon répétitive et se souvenir d’eux. Ces paysages fixes, transposés en portrait, construisent une cartographie de territoires intimes. C’est aussi un moyen de raconter leur histoire : un chapitre retrace celle de la Reine Jeanne, crique sauvage totalement dévastée par le feu où la végétation réapparaît petit à petit des cendres et des arbres calcinés. Il y est question de destruction et de renaissance - une manière poétique de témoigner de l’état de la nature et de nous interpeler sur le rapport que nous entretenons avec elle. C’est ce que nous dit Wim Wenders, dans son film, ‘Jusqu’au bout du monde’, en mettant en scène un vieil aborigène qui chante l’histoire de l’endroit où il vit. L’enjeu de ce chant est de maintenir ce morceau de nature vivant et de cette façon de préserver les hommes.
Renoncer à la figuration pour la couleur est un élément constitutif de mon identité créative. L’abstraction permet d’opérer une déconstruction de la réalité pour ne garder qu’un ensemble coloré qui fait appel à la sensation. Comme une image rétinienne, la couleur et le geste révèlent à nouveau le paysage, réduit à l’essentiel. Par ricochet entre technique, sujet et public, une intervention inclusive se met en marche. Le regardeur devient acteur de la construction d’une réalité autre.

Anne Commet
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LANDSCAPE MORPHOLOGY 

Representing the beauty of nature puts at stake both its impermanence and fragility but also its durability. It is this duality that Lars Van Trier also recounts in his film ‘Melancholia’. He shows us the marvelous and fascinating spectacle of omnipresent vegetation as a gigantic planet approaches, foreshadowing the destruction of the Earth.
The working method is always the same: make the experience of landscapes by walking familiar places at precise moments, observe them repeatedly and remember them. These fixed landscapes, transposed into portraits, construct a cartography of intimate territories. It is also a way of telling their story: a chapter retraces the story of Queen Jeanne, a wild cove totally devastated by fire where vegetation gradually reappears from ashes and charred trees. It is about destruction and rebirth - a poetic way of witnessing the state of nature and questioning ourselves about the relationship we have with it. This is what Wim Wenders tells us, in his film, ‘To the End of the World’, by staging an old Aboriginal man singing the story of where he lives. The stake of this song is to maintain this piece of nature alive and in this way to preserve its people.
Giving up figuration for color is a constitutive element of Commet’s creative identity. Abstraction makes it possible to deconstruct reality to keep only a colored set that appeals to sensation. Like a retinal image, color and gesture reveal the landscape once again, reduced to the essential. In ricochet between technique, subject and public, an inclusive intervention is set in motion. The viewer becomes an actor in the construction of another reality.

Anne Commet
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